Chapitre 21

 

UNE AUDIENCE ROYALE

 

 

Quand le nain fut sorti de son trou, Athrogate et échangèrent un long regard.

— J’aurais pu endommager ton arme, tu sais, commenta Athrogate en brandissant le morgenstern qui se nappa de fluide rouillant.

— J’aurais pu dévorer ton âme, tu sais, répliqua l’assassin, imitant le ton du nain.

— Avec ton équipement réduit en poussière ? Il y a le jus d’un monstre de rouille, dedans, expliqua-t-il, en jonglant avec le morgenstern pour faire légèrement rebondir la boule au bout de la chaîne.

— Tu surestimes peut-être tes armes, à moins que tu sous-estimes les miennes. Quoi qu’il en soit, tu n’aurais pas apprécié la vérité.

Athrogate sourit.

— Un jour, on la découvrira, cette vérité.

— Prends garde à tes souhaits.

— Bwahaha !

En cet instant, Entreri mourait d’envie de lui enfoncer sa dague dans la gorge, mais le moment était mal choisi. Ils étaient encore entourés d’ennemis, dans un château vivant et hostile. Il fallait que le puissant nain se batte à leur côté.

— Je reste convaincu que Canthan avait tort, intervint Jarlaxle en se plaçant entre eux.

Il se tourna vers les deux demi-orques, vite imité par le nain et l’assassin. Arrayan était assise, adossée au mur, de l’autre côté de l’allée. Son compagnon se promenait à quatre pattes, cherchant visiblement quelque chose. Olgerkhan semblait en bien meilleure forme. Le poignard lui avait transmis l’énergie vitale de Canthan et avait guéri presque toutes les blessures infligées par les assauts féroces d’Athrogate. De plus, la grande fatigue qui l’avait freiné semblait s’être envolée. Il avait le regard alerte, et les gestes vifs.

S’il allait mieux, l’état d’Arrayan semblait avoir empiré. Elle avait les paupières tombantes et la tête molle, comme si elle ne parvenait pas à la tenir droite. Les dernières batailles lui avaient beaucoup coûté, apparemment, et la forteresse la dépouillait du reste.

— Le château a un roi, dit Jarlaxle.

— Bah, Canthan avait raison, et tu l’as tué pour ça, répondit Athrogate. C’est la fille, tu ne vois pas ? Elle est en train de se flétrir sous tes yeux.

— Elle est impliquée, c’est certain, répondit le drow. Mais seulement pour une petite partie. La vraie source de vie de la forteresse se trouve sous nos pieds.

— Et comment tu sais ça ? s’enquit le nain. Qu’est-ce qu’on cherche, d’ailleurs ?

— Je le sais parce que je sens le roi du château aussi précisément que ma propre peau. J’ignore ce que cherche Olgerkhan, et je m’en moque, d’ailleurs. Notre destin se trouve en dessous de nous et il faut faire vite, si nous espérons sauver Arrayan.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je donnerai quoi que ce soit pour celle-là ?

Entreri posa sur le nain un regard plein de haine.

— Quoi ? fit Athrogate en feignant l’innocence. Ce n’est pas une amie à moi, et ce n’est qu’une demi-orque. C’est déjà une moitié de trop, à mon avis.

— Alors fais comme si elle n’était pas là, intervint Jarlaxle. Pense à toi, et je peux te dire que si nous vainquons le roi de ce château, l’édifice ne nous combattra plus, quoi que devienne Arrayan. Je peux aussi rassurer que nous devons tous faire notre possible pour la sauver, la maintenir en vie, car si elle est emportée par le château, ce sera au bénéfice de la création et nous en pâtirons. Fais-moi confiance et suis mon conseil. Si je me trompe, et si la forteresse continue à se nourrir d’elle, et donc à nous attaquer, je la tuerai moi-même.

— Cela me paraît juste, admit le nain en hochant la tête.

— Je ne dis ça que parce que je suis certain qu’on n’en arrivera pas là, ajouta vivement Jarlaxle, pour Olgerkhan, qui le foudroyait du regard. Maintenant, pansons nos blessures et affûtons nos armes, car nous avons un roi à abattre.

Athrogate sortit une outre et se dirigea vers les deux demi-orques.

— Tenez, j’ai quelques potions guérisseuses qui vous redonneront des forces, dit-il à Arrayan. Quant à toi, désolé de t’avoir brisé la nuque.

Olgerkhan ne lui répondit pas. Il hésita un moment, près d’Arrayan, puis retourna vers le passage latéral et se remit à ramper.

Entreri entraîna Jarlaxle vers l’autre extrémité de la pièce et demanda :

— Qu’est-ce que tu racontes ? Comment sais-tu tout ça ? Ou alors est-ce une ruse ?

— Ce n’est pas une ruse, assura Jarlaxle. Je le perçois depuis que nous sommes entrés ici. Ma logique m’assure qu’Arrayan n’a pas pu construire quelque chose d’aussi superbe. Et tout ce que j’ai vu et senti n’a fait que me le confirmer.

— Tu m’as déjà dit tout ça, répondit l’assassin. Tu n’as rien de plus à m’offrir ?

Jarlaxle toucha la poche qui recélait le crâne.

— Le crâne joyau que nous avons pris dans l’autre tour m’a sensibilisé à certains éléments, je perçois un roi, en dessous, une force de vie plutôt puissante.

— Et on doit le tuer ?

— Bien sûr.

— À cause de ton pressentiment ?

— En suivant les indices. Tu te rappelles le livre d’Herminicle ?

Entreri y réfléchit un instant, puis il acquiesça.

— Tu te souviens des dessins tracés sur la couverture en cuir et des marges de la page ?

Une fois de plus, l’assassin médita, puis opina.

— Des crânes, dit Jarlaxle. Des crânes humains.

— Et alors ?

— Tu as remarqué les motifs, sur l’ouvrage, sur la rampe, la source de ce château ?

Entreri regarda fixement son ami. Il n’avait pas examiné le livre de très près, mais il commençait à comprendre. Compte tenu des aventures qu’il avait déjà vécues avec Jarlaxle, vers qui chaque route semblait le mener, sa réponse fut autant une affirmation qu’une question :

— Des dragons ?

— Exactement, confirma le drow, ravi qu’Entreri ait résisté à l’envie de lui assener un coup de poing. Je comprends les expressions apeurées de nos employeuses, les sœurs dragonnes. Elles savaient que le Roi-Sorcier pouvait pervertir leurs semblables comme il pervertissait l’humanité, même d’outre-tombe. Elles redoutaient que la bibliothèque perdue de Zhengyi ait été ouverte, comme la tour d’Herminicle tendait à le prouver. Elles redoutaient qu’un volume comme celui qui avait créé ce château soit découvert.

— Tu doutes qu’Arrayan ait déclenché le processus ?

— Pas du tout, comme je te l’ai expliqué. Je crois que le livre s’est servi d’elle pour lancer son appel. Et cet appel a été entendu.

— Par un dragon ?

— Probablement un dragon mort-vivant.

— Formidable…

Face au regard atterré de son compagnon, Jarlaxle haussa les épaules.

— C’est notre voie. Une route pleine d’aventures !

— C’est une maladie mortelle.

Le drow esquissa un sourire.

 

* * *

 

Ils poursuivirent leur chemin dans le passage latéral que Canthan avait emprunté pour rejoindre la salle où Entreri lavait vaincu. La toile d’araignée magique que le sorcier avait tissée pour empêcher les œufs démons de tomber était toujours en place, à l’exception de la petite zone qu’Entreri avait brûlée lors de son combat contre le sorcier. Toutefois, les cinq compagnons traversèrent vivement la pièce, peu désireux d’être confrontés à ces puissants adversaires. Ils croyaient tous que le « roi », comme le nommait judicieusement Jarlaxle, les attendait. Et ils tenaient à s’épargner de nouvelles blessures et beaucoup de fatigue. L’ordre du jour, en cet instant, était d’éviter toute bataille. Entreri prit donc la tête du groupe.

Ils progressèrent pendant un moment dans le couloir qui serpentait. Aucun piège n’apparut, à part les plaques actionnant l’allumage des torches murales. Aucun monstre ne surgit devant eux.

Au détour d’un virage, toutefois, ils trouvèrent Entreri qui les attendait, la mine soucieuse.

— Une pièce, avec une douzaine de cercueils comme ceux des momies gnolls, expliqua-t-il. Mais plus ouvragés.

— Une douzaine de ces créatures en bandelettes ? interrogea Athrogate. Ah ! Ça fait six volées chacun !

Sur ces mots, il se mit à faire tourner ses morgensterns. L’attitude cavalière du nain ne mit toutefois pas les autres de meilleure humeur.

— Il y a une autre issue, après cette ouverture, ou bien est-ce la fin du parcours ? s’enquit Jarlaxle.

— Tout droit, dit Entreri. Une porte.

Jarlaxle leur ordonna d’attendre, puis s’avança lentement. Il trouva la pièce au détour du virage suivant, une vaste salle circulaire, bordée de douze sarcophages, comme l’avait indiqué Entreri. Le drow sortit le crâne joyau et se laissa guider par ses perceptions. Il sentit l’énergie contenue par chaque bière, ivre de vengeance et concentrée sur la haine de la mort et le désir de vie.

Le drow se plongea davantage dans l’objet en forme de crâne, pour en éprouver la puissance. Le joyau était accoutumé aux humains, et non aux humanoïdes à tête de chien entourés de bandelettes qui se trouvaient dans les cercueils. Mais ils n’étaient pas trop éloignés et, quand il rouvrit les yeux, Jarlaxle sortit une mince baguette de son étui, sous sa cape, et visa la porte, de l’autre côté de la pièce. Il s’arrêta un instant pour observer le portail richement décoré, car même avec le peu de clarté que dispensaient les torches murales allumées derrière lui, il distinguait le motif général : le bas-relief représentait une grande bataille, avec une foule de guerriers assaillant un dragon ruant.

Le drow trouva ce motif plutôt révélateur.

— Cela a été réalisé de mémoire, murmura-t-il en regardant autour de lui.

Il ne parlait pas seulement de la porte, mais de l’endroit tout entier.

Le château était une entité vivante, fruit de la magie et des souvenirs. Son énergie avait engendré les gargouilles et les portes, les murs de pierre et les tunnels, sans oublier les dispositifs habiles que constituaient les torches et les pièges. Son énergie recréait ses anciens occupants, les soldats gnolls dont Zhengyi se servait comme main-d’œuvre, qui n’étaient enfermés qu’en tant que morts-vivants et étaient bien plus puissants que lorsqu’ils étaient en vie.

Et son énergie avait sans le vouloir pénétré les autres souvenirs de l’endroit, animant sous une forme moindre les nombreux corps enterrés sur ce site. Jarlaxle soupçonna alors que ces squelettes morts-vivants qui s’étaient dressés contre eux dans la cour n’étaient pas des créations de Zhengyi, mais un effet secondaire involontaire de la magie.

Il sourit à cette pensée et regarda devant lui, en s’attardant sur le motif qui ornait la porte. Il ne s’agissait nullement d’une création artistique hasardeuse. La scène était bien un souvenir, le témoignage d’un événement qui avait vraiment eu lieu.

Le drow espérait que les soupçons qui le tourmentaient depuis qu’il avait rampé sous le pont-levis s’avéreraient, et ce bas-relief le confortait dans son espoir.

Il pointa sa baguette en direction de l’huis et prononça un mot de commande.

Plusieurs verrous cliquetèrent et le loquet s’actionna. Le battant s’ouvrit, provoquant un courant d’air. Derrière, le couloir se poursuivait dans le noir.

— Restez groupés et traversez vite la pièce, ordonna Jarlaxle aux autres en les rejoignant, quelques instants plus tard. La porte est ouverte. Veillez à ce qu’elle le reste en passant. Venez, et dépêchez-vous !

Il regarda les demi-orques. Olgerkhan portait presque Arrayan, qui semblait incapable de tenir sa tête droite. Jarlaxle fit signe à Athrogate de les aider. Le nain obéit avec un soupir de dégoût.

— Tu viens ? fit le drow à Entreri, tandis que les autres s’éloignaient.

L’assassin leva une main et regarda en arrière, vers l’endroit d’où ils étaient venus.

— On nous suit, dit-il.

— Avancez ! lança Jarlaxle. Notre chemin est devant nous, pas derrière.

Entreri se tourna vers lui.

— Tu sais quelque chose.

— Tu l’espères, répondit Jarlaxle, qui emboîta le pas au trio.

Il s’arrêta au bout de quelques instants et adressa à son ami un sourire penaud.

— Moi aussi, d’ailleurs, ajouta-t-il.

L’expression d’Entreri indiquait qu’il n’appréciait guère cet humour.

— Nous ne pouvons pas sortir, à moins d’accepter de laisser gagner le château, lui rappela Jarlaxle quand ils se furent un peu éloignés. Et dans cette victoire, la création va réclamer Arrayan. Tu trouves cela acceptable ?

— Je te suis ? demanda Entreri.

 

* * *

 

Ils traversèrent vivement la pièce. Aucun sarcophage ne s’ouvrit et pas un œuf ne tomba pour lâcher des démons. Derrière la porte ouverte descendait un long escalier. Ils se dirigèrent vers les ténèbres.

Entreri avançait le premier, inspectant les moindres détails tandis qu’il faisait de plus en plus sombre. Au bas des degrés, il fut soulagé de trouver une autre plaque de pression. Bientôt, les torches s’enflammèrent sur les murs opposés, de part et d’autre de la dernière marche.

La lumière vacillante projetait de longues ombres sur la pierre désormais brute, et non plus taillée. Ils semblaient avoir atteint les limites de la création, un tunnel qui serpentait naturellement et s’enfonçait toujours devant eux.

Entreri avait un peu d’avance sur les autres. Il fit demi-tour et revint sur ses pas pour examiner les deux derniers flambeaux. Il s’attendait à y trouver un piège, voire plusieurs. Effectivement, il ôta quelques clous à pointe de celui de gauche, trempés d’une sorte de poison. Il retira soigneusement les torches de la paroi et les emporta vers ses compagnons. Il en tendit une à Olgerkhan et pensait donner l’autre à Arrayan. Il lui suffit d’un regard pour se raviser, car elle ne semblait pas avoir la force de la soulever. Sans le soutien des bras d’Olgerkhan, elle n’aurait pas tenu debout. Il remit donc l’objet à Athrogate.

— J’ai des yeux de nain, crétin, grommela celui-ci. Je n’ai pas besoin de la lumière du feu. Ce tunnel est inondé de la clarté du soleil, en comparaison avec l’endroit où mes semblables se sont terrés.

— Jarlaxle a besoin de ses deux mains et Arrayan est trop faible, lui dit Entreri en lui tendant la torche. Je préfère ouvrir la voie dans le noir.

— Bah, mais tu fais de moi une cible, rien de plus, grommela le nain, en la prenant tout de même.

— Encore un avantage, dit Entreri, en se détournant pour prendre la tête du groupe.

Le couloir virait vers la gauche, brutalement, au point que l’assassin eut l’impression qu’ils se trouvaient à peu près dans la même zone qu’au départ, mais plus bas. Les grottes étaient toutes en pierre naturelle, sans torches, sans plaques ni aucun piège que l’assassin puisse déceler. Il y avait toujours des croisements, et des tournants en épingle tandis que d’autres galeries rejoignaient celle-ci pour ne former qu’un seul passage en spirale.

Cherchant à minimiser son sentiment de vulnérabilité, Entreri maintint ses compagnons dans l’intérieur de la courbe, tout en progressant, épée dans une main, dague dans l’autre. Ils avancèrent de façon régulière pendant un moment, s’éloignant de l’escalier d’une centaine de mètres. Soudain, un cri d’Olgerkhan pétrifia l’assassin.

— Il est en train de la prendre ! gémit le demi-orque.

Entreri fit volte-face et passa en trombe devant Athrogate. Soucieux de rejoindre Arrayan au plus vite, il croisa Jarlaxle, Quand il la repéra enfin, elle gisait à terre. Agenouillé près d’elle, Olgerkhan murmurait à son oreille.

Entreri se glissa à son côté, face au corpulent guerrier. Il voulut appeler la jeune femme, mais se ravisa vite en se rendant compte qu’il prononçait le nom d’une amie halfeline qu’il avait laissée très loin, dans la ville de Portcalim. Surpris et déstabilisé par cette confusion, l’assassin observa tour à tour Arrayan et Jarlaxle d’un air interrogateur.

Jarlaxle évitait son regard. Les yeux fermés, il faisait face à la magicienne, la main posée au milieu de son gilet, et murmurait des mots qu’Entreri ne comprenait pas. En détaillant la jeune femme allongée à terre, Entreri comprit que le drow cherchait à intervenir. Il pensa au joyau en forme de crâne et devina que Jarlaxle s’en servait pour contrecarrer les desseins du château qui s’appropriait Arrayan.

Quelques instants plus tard, elle ouvrit les paupières. Plus gênée que blessée, elle accepta l’aide d’Olgerkhan et Entreri pour se relever.

— Nous manquons de temps, déclara Jarlaxle.

C’était évident, pour les autres, mais le ton de sa voix indiquait clairement à Entreri qu’il ne pouvait plus retarder le processus inévitable du vol de sa vie.

— Vite, alors, ajouta le drow.

Entreri fit un signe de tête à Arrayan et la laissa en compagnie d’Olgerkhan, puis il courut reprendre la tête du groupe.

Il ne pouvait qu’espérer qu’il n’y ait plus de pièges, car il ne ralentit pas tous les quelques mètres pour inspecter le terrain.

Le couloir, qui continuait à virer en spirale, recommençait à se rétrécir. Bientôt, il ne mesura plus que quatre mètres de large, avec un plafond acéré parfois si bas qu’Olgerkhan devait se baisser.

Entreri sentit ses poils se dresser sur sa nuque. Quelque danger menaçait, il le sentait, une odeur ou peut-être un son à peine perceptible lavaient prévenu. Il fit signe au nain qui le suivait de s’arrêter, puis il avança à quatre pattes et regarda dans le coude que formait un virage plus abrupt.

Le tunnel descendait encore sur quelques mètres, puis le sol en pierre tombait en s’ouvrant sur une vaste salle. Il se rappela les paroles de Jarlaxle à propos du « roi » du château, et dut prendre une profonde inspiration avant de s’aventurer plus avant.

Il quitta la galerie en rampant pour pénétrer une caverne spacieuse, sur une corniche qui surplombait un sol irrégulier. Vers la droite, cette dernière ne se prolongeait qu’un peu. Vers la gauche, en revanche, elle descendait en direction du sol invisible de la grotte. Il ne faisait pas totalement noir, en ce lieu, car une mousse luisante jonchait le sol et les parois, illuminant la pierre comme l’auraient fait des étoiles.

Entreri rampa vers le bord et regarda en bas. Il sut qu’ils étaient condamnés.

En contrebas, à une quinzaine de mètres, se profilait le roi de la forteresse : un immense dragon. Mais pas un être vivant, de peau tannée et d’écaillés. Il était en grande partie constitué d’os qui pendaient entre ses ailes et, çà et là, sur sa tête et son dos. Si Entreri doutait encore que la créature soit en vie, il eut vite la certitude du contraire en entendant un craquement d’os tandis que ses ailes se déployaient.

Tout autour du monstre mort-vivant, le sol était jonché d’épées, d’armes et d’os blanchis. Entreri mit un moment à comprendre qu’un combat sans merci s’était déroulé en ce lieu, que ces objets appartenaient à des guerriers, vraisemblablement de l’armée du roi Gareth, qui avaient livré bataille contre le dracosire à l’époque de Zhengyi.

Entreri voulut reculer, mais il sursauta en sentant une main se poser sur son épaule. Jarlaxle apparut à son côté.

— Il est fabuleux, non ? murmura le drow.

Entreri le foudroya du regard.

— Je sais, dit le drow à sa place. Avec moi, il y a toujours des dragons.

En contrebas, le monstre d’os et de lambeaux de peau balançait la tête pour les observer. Il n’avait pas d’yeux, rien que des points lumineux rouges, mais son regard impressionna les deux compagnons.

— Un cadavre de dragon, fit Entreri avec un dégoût évident.

— Une dracoliche, corrigea Jarlaxle.

— Cela sonne mieux, je suppose ?

Le drow se contenta de hausser les épaules.

La créature se mit à hurler, un cri guttural qui résonna contre les parois de pierre avec une telle puissance que l’assassin crut un instant que la corniche allait s’écrouler sous leurs pieds.

— Ce n’est pas bon, déclara Athrogate quand l’écho se fut enfin tu.

Le nain était monté à son tour, mais, contrairement à Entreri et Jarlaxle, il n’était pas couché sur la pierre. Il était debout au bord de la corniche, à regarder en bas, les mains sur les hanches. Il se tourna vers Jarlaxle et demanda :

— C’est le roi ?

— On l’espère.

— Et qu’est-ce qu’on est censés faire de ça ?

— Le tuer.

Le nain observa la dracoliche, accroupie sur ses pattes arrière, en balançant la tête. Ses dents de soixante centimètres de long n’étaient que trop visibles, avec le peu de peau qui couvrait sa gueule.

— Tu plaisantes avec un vieux nain, dit Athrogate.

Il ne fit pas de rime, cette fois, et Entreri sut qu’il ne conclurait pas ses propos par un « bwahaha » tonitruant.

Jarlaxle se releva.

— Pas du tout, répondit-il. Venez, l’épreuve nous attend. Cours vite, puissant Olgerkhan, dans l’intérêt de ta chère Arrayan. Et toi, bon Athrogate, sans peur et si fort, tu vas réduire en poussière ces os pointus de tes tournoiements redoutables !

Olgerkhan se mit à hurler, puis il surgit sur la corniche. Avec une force qu’il n’avait encore jamais déployée, il prit son gourdin et s’élança.

— Tu ne plaisantes vraiment pas avec un vieux nain ? insista Athrogate.

— Fracasse-lui le crâne ! lança Jarlaxle.

Athrogate observa le drow, puis baissa les yeux vers la dracoliche, avant de revenir au drow. Avec un haussement d’épaules, il prit ses morgensterns et leur murmura à chacun quelques mots, tout en se lançant à la suite d’Olgerkhan, déclenchant leur magie.

— Bouffe le demi-orque et n’en laisse pas une miette ! cria le nain à la bête, qui l’attendait. Pendant qu’Athrogate te saute sur la tête ! Bwahaha !

— Maintenant, on s’en va ! ordonna Entreri en arrivant à la hauteur de Jarlaxle, sans tenter de suivre ses deux compagnons guerriers.

Mais le noir se fit, au point qu’Entreri n’aurait même pas vu sa propre main s’il avait agité ses doigts devant ses yeux.

— Par ici ! lui lança Jarlaxle.

Il sentit le bras du drow lui enserrer la taille.

Il commença à protester et s’écarta, rengainant sa dague pour libérer une de ses mains. Mais il n’osa pas bouger trop vite sur la corniche. L’assassin fut pris par surprise quand son compagnon le poussa violemment, le tenant dans une étreinte puissante. Le drow tomba alors dans l’autre sens, plongeant depuis la corniche.

Le dragon gronda.

Entreri poussa un cri.

Ils se retrouvèrent en train de flotter dès que le drow mit en œuvre son pouvoir de lévitation. Lorsqu’ils se posèrent sur le sol de la caverne, Jarlaxle jeta de côté la pierre qu’il avait enchantée de ténèbres irradiantes et il lâcha Entreri.

Ce dernier roula de côté, s’écartant de l’elfe noir. Il se ressaisit suffisamment pour se rendre compte que la dracoliche ne le regardait pas et que Jarlaxle était concentré sur le demi-orque et le nain qui chargeaient encore, descendant la corniche de pierre.

L’assassin avait une chance de frapper grâce à l’effet de surprise. La bête était distraite, aussi pouvait-il surmonter ses défenses redoutables et réussir un coup puissant.

Mais il ne bougea pas, sinon pour baisser les yeux vers ses armes. Comment pourrait-il faire le moindre mal à quiconque avec ça ?

D’un regard de biais, il songea à bondir et à poignarder Jarlaxle, mais il découvrit que le drow, les yeux fermés, se trouvait en état de grande concentration.

Jarlaxle avait un tour dans son sac, apparemment, du moins Entreri l’espérait-il.

Mais l’assassin ne fonçait toujours pas vers la bête, car il ne souhaitait pas cet affrontement. Il s’écarta vivement du mur, se dirigeant vers l’extrémité de la caverne, s’éloignant au maximum du demi-orque et du nain.

En entendant Olgerkhan crier, il regarda en arrière. Il faillit s’évanouir quand il vit un crachat noir jaillir de la gueule osseuse de la dracoliche. Même s’il se trouvait à six mètres du sol, le demi-orque sauta désespérément du bord de la corniche en direction du jet. Celui-ci engloutit la pierre qui se mit immédiatement à fondre.

— Un ancien dragon noir, expliqua Jarlaxle en référence à l’arme qu’était ce souffle acide, caractéristique de cette bête spécifique.

— Il peut respirer ? souffla Entreri. C’est un squelette, et il respire ?

Mais Jarlaxle avait refermé les yeux et ne lui prêtait aucune attention.

Entreri courut plus vite, ne tenant pas compte des gémissements d’Olgerkhan. Il jeta un regard en arrière pour noter que le malheureux demi-orque gisait à terre, une jambe repliée de façon troublante, visiblement brisée. Comme c’est ridicule, songea-t-il. Pour la première fois, le demi-orque semblait prêt à en découdre, et voilà qu’il était exclu, une fois de plus, alors que la bataille n’avait pas encore commencé. Et il était le « héros », le grand amour d’Arrayan ?

Cette distraction momentanée coûta cher à l’assassin, qui, en se retournant, vit l’immense queue osseuse s’agiter dans sa direction.

 

* * *

 

Arrayan livrait bataille, elle aussi, mais c’était une lutte intérieure, sans épée ni baguette. Une mise à l’épreuve de sa volonté, comme un combat contre la maladie, car, tel un cancer, les ténèbres de la création de Zhengyi la rongeaient. Elles griffaient son énergie vitale de leurs mains démoniaques. Depuis des jours, elles s’en prenaient à elle, la sapaient. Et voilà que, si proche du roi du château, la bête monstrueuse qu’elle avait réveillée par inadvertance, Arrayan arrivait sur l’ultime champ de bataille.

Mais elle n’avait aucun moyen de riposter, aucune force pour participer à l’offensive contre la dracoliche et les intrusions continuelles du livre. C’était un combat physique que ses compagnons devraient mener.

Il lui fallait se contenter de s’accrocher à ses dernières étincelles de vie, se cramponner à sa conscience et à son identité. Elle devait résister à la tentation de succomber aux ténèbres fraîches et attrayantes, à la promesse de repos.

Une image, celle d’Olgerkhan, la porta durant sa bataille, même si elle savait que la cause était perdue. Pendant toutes ces années, il avait été son ami le plus cher. Il avait toléré ses bouderies quand elle n’arrivait pas à déchiffrer les mystères de certains sorts. Il avait accepté son égoïsme quand ses pensées et ses discours n’évoquaient que son avenir et ses rêves. Il était resté à ses côtés, la soutenant de ses bras, à travers chaque épreuve. Il lui avait remonté le moral de loin avant chaque victoire…

Et elle l’avait accepté en tant qu’ami, en tant qu’ami seulement, sans comprendre la profondeur de son amour pour elle, ni de son engagement. Il avait porté l’anneau, et si Arrayan n’avait pas saisi toutes les explications, elle comprenait que ces deux bijoux répartissaient la douleur physique entre leurs propriétaires. Il avait terriblement souffert pour qu’elle puisse en arriver là, pour qu’elle saisisse sa seule chance, si faible soit-elle.

Elle ne pouvait le laisser tomber. Elle ne pouvait trahir ni la confiance, ni le sacrifice du demi-orque qu’elle aimait.

Oui, qu’elle aimait. Cela ne faisait plus le moindre doute dans son esprit. Bien plus que son ami, Olgerkhan était son partenaire, son soutien, sa chaleur et sa joie. Ce n’est qu’en le voyant presque mort qu’Arrayan s’en était pleinement rendu compte.

Et elle devait se battre.

Mais les ténèbres l’appelaient.

En entendant du bruit, au fond de la pièce, elle parvint à ouvrir les yeux. Elle perçut l’approche de quelqu’un, mais n’eut pas la force de tourner la tête.

Ils la dépassèrent. Arrayan crut rêver, puis elle redouta d’être tombée dans les enfers. Ces trois-là, Ellery, Mariabronne et Canthan, avaient certainement péri… Or ils marchaient devant elle. Ils couraient, plutôt. La guerrière brandissait sa puissante hache, le Vagabond son épée légendaire, le sorcier préparait un sort.

Comment était-ce possible ?

Était-ce là la réalité de la mort ?

 

* * *

 

— Bwahaha ! Il va falloir être plus rapide, sale ver osseux ! hurla Athrogate en évitant une griffe qui l’assaillait.

Il plongea pour éviter les crocs et se redressa avec un balancement de morgenstern au-dessus d’une patte de la dracoliche. De la poussière d’os vola, mais le membre ne craqua ni ne céda.

Athrogate avait mis tout son poids dans cet assaut, il l’avait porté de toutes ses forces, appuyées par la magie. Il avait exploité les pouvoirs de son arme enchantée nappée de l’huile d’impact pour un effet maximal.

Il n’avait pas provoqué de gros dégâts.

Il frappa de nouveau cette patte, puis une troisième fois, avant que l’autre s’écrase contre son épaule, et l’envoie voler en tournoyant. Il rebondit sur le tas d’os, d’armes et d’armures, juste à temps pour s’écarter et éviter d’être mordu par les mâchoires puissantes du monstre.

— J’aurais besoin d’un coup de main, si possible ! cria le nain.

Athrogate, toujours si sûr de lui, n’avait jamais été plus proche de céder à la panique.

La dracoliche tenta de nouveau de l’attaquer avec ses mandibules. Il esquiva et parvint même à déclencher un aller-retour de ses morgensterns, dont la tête en verre d’acier rebondit sur les os denses du dragon.

La créature ne donnait aucun signe de souffrance ni de peur. Elle insista, répétant sans cesse ses coups de mâchoire. Le nain recula et plongea, bondit en arrière. Quand son adversaire le rattrapa enfin, il sauta très haut pour échapper à la gueule menaçante de la bête. Il esquiva une morsure mortelle mais fut projeté en arrière, au sol.

En atterrissant, il glissa sur le dos et remarqua Olgerkhan, qui gigotait encore en tenant sa jambe brisée.

— Par tous les dieux, lève-toi, crétin ! implora Athrogate.

 

* * *

 

Entreri ne fut pas tout à fait assez rapide. Il sauta et se tourna de côté mais fut heurté par la queue du dragon. Il fit volte-face, gardant assez de présence d’esprit pour rentrer la tête dans les épaules et se retourner au moment où il retombait parmi les os. En se remettant debout, il se rendit compte qu’une de ses chevilles ne pouvait plus soutenir son poids. Il jeta un rapide coup d’œil. Du sang maculait le côté de sa botte.

Il sautilla et boitilla, ne songeant qu’à trouver une issue. Depuis toujours, il pensait que la soif d’aventure de Jarlaxle finirait par les mener à la défaite. Ce moment était venu.

Il trébucha sur un tas d’os et se jeta à plat ventre pour éviter un coup de queue de la dracoliche. Il regarda derrière la bête morte-vivante et vit Jarlaxle, d’un côté, tranquille. Athrogate luttait désespérément contre les armes les plus dangereuses du dragon, et Olgerkhan se tordait de douleur. Et…

L’assassin cligna plusieurs fois des yeux, incapable de comprendre la scène qui se déroulait devant lui. Ellery courait vers le bas de la pente pour se joindre aux hostilités. Ellery ! Elle était censée être morte de sa main ! Derrière elle apparut Mariabronne, qui avait péri, lui aussi.

Entreri lança un coup d’œil furtif vers Jarlaxle, pensant que son ami l’avait trompé. Il n’avait pas vu le cadavre d’Ellery, après tout. N’était-ce qu’un mensonge ?

Tout en songeant à abandonner toute fuite pour aller massacrer Jarlaxle, il se rendit compte qu’il avait bien aperçu Mariabronne, gisant à terre, dans l’immobilité du trépas.

Le regard d’Entreri fut attiré vers le haut, vers le petit palier, au sommet de la rampe. Canthan agitait les bras.

Ce type était mort. Plus que mort. La dague sertie de joyaux avait détruit son âme.

Pourtant il était bien là, en train de jeter un sort.

Plus bas, à douze mètres du sol, Ellery leva sa hache à deux mains et s’envola.

Suicidaire, songea Entreri. Mais pouvait-ce être un suicide si elle avait déjà rendu l’âme ?

Elle monta, le corps projeté en avant pour s’écraser près de la dracoliche. Sa hache pénétra une côte avec une force incroyable, découpant une partie d’os et lacérant la peau épaisse jusqu’au sol. Elle se releva vite, frappant avec furie, sans se soucier de sa défense.

Derrière elle apparut Mariabronne, qui bondissait. Il atterrit sur le dos du monstre, la tête la première. Il parvint à s’accrocher et s’assit sur l’échine immense de la bête. Il serra les jambes sur une vertèbre, prit son épée à deux mains et se mit à frapper à coups répétés.

La dracoliche rua. D’en haut surgit un éclair aveuglant et soudain qui crépita autour de la tête de la créature.

Mais elle ne donna aucun signe d’avoir pâti de cette fulgurance.

Tout cela n’avait pas de sens, aux yeux d’Entreri, qui se tourna naturellement vers Jarlaxle. Le drow restait là, serein, les paupières fermées, en état de grande concentration. Ce n’était peut-être pas la fin, après tout.

La dracoliche s’intéressait à Canthan, et Athrogate chargea de face tandis qu’Entreri s’approcha par-derrière en boitant. Ellery et Mariabronne frappaient de toutes leurs forces. L’assassin secoua la tête, doutant sincèrement que ce soit suffisant.

Il regarda le cou du reptile se lever et sa tête plonger vers le sorcier. Canthan jeta un second sort. Le crâne du monstre disparut un instant dans les flammes d’une boule de feu. Il réapparut fumant et maculé de points noirs.

De sa main libre, Entreri écarta un pan de sa cape et murmura : « Rouge » dans une poche, puis il saisit la Griffe de Charon à deux mains, déterminé à faire mouche du premier coup.

En haut, la tête de la dracoliche fit tomber Canthan de la corniche. Ses puissantes mâchoires prirent le sorcier à la taille et l’enserrèrent dans leur étau. La bête balança le cou d’un côté à l’autre. Le tronc de Canthan se détacha de son corps. Son torse fut réduit en bouillie.

Entreri eut envie de crier.

Mais il se contenta d’un grognement et s’attaqua à la cuisse de l’animal, frappant de toutes ses forces.

Entreri modifia sa trajectoire.

Près de lui se dressa un squelette, qui brandit une longue épée rouillée. L’assassin la percuta et la fit tomber d’un seul coup. Tout autour de lui, les os se mirent à claquer, à se rassembler, à se dresser. Entreri chercha de toutes parts une issue. Il allait frapper le premier squelette, mais s’arrêta net en se rendant compte qu’il n’était pas leur ennemi.

Les guerriers squelettes, d’anciens hommes de l’armée héliotrope, attaquèrent la dracoliche.

Étonné, Entreri regarda encore Jarlaxle. Son esprit se mit à envisager mille possibilités, dont la folie, quand il remarqua que Jarlaxle tenait dans sa main tendue un joyau pourpre en forme de crâne.

— Par tous les dieux ! cria Athrogate, de son avant-poste.

Pour la première fois, Entreri était d’accord avec ce maudit petit être.

Dans toute la vaste salle, l’armée héliotrope se leva et relança la bataille telle qu’elle avait commencé des décennies auparavant. Une centaine de combattants se dressèrent sur leurs jambes de squelettes, brandissant qui une épée, qui une hache ou un marteau. Ils n’avaient aucune peur et un seul objectif. Comme un seul homme, ils se ruèrent sur la bête. Le métal tinta contre les os, la peau tannée se déchira sous leurs assauts.

 

* * *

 

Athrogate ignorait ce qui se passait autour de lui, et n’en connaissait pas les raisons. Il ne perdit toutefois pas de temps à se poser des questions sur sa bonne fortune. Si les morts ne s’étaient pas levés, il aurait connu une fin soudaine et brutale.

Le grondement de la dracoliche résonna dans la salle et faillit renverser le nain par sa seule puissance. Un jet de bave acide provoqua la fusion de plusieurs squelettes, mais tandis que la bête baissait la tête pour cracher le malheur, un autre groupe de guerriers chargea.

Athrogate découvrit sa faille. Il appela de l’huile d’impact sur son morgenstern de droite et chargea derrière les morts-vivants, se frayant un chemin parmi eux pour mettre ses armes en action.

L’explosion brisa les dents du dragon et lui arracha un gros morceau de mâchoire. Mais avant que le nain puisse frapper de nouveau, le grand crâne s’éloigna hors de sa portée.

Puis il fondit sur Athrogate, qui poussa un cri et plongea à terre. Tout autour de lui, les squelettes s’écroulèrent, brisés. La tête de la créature le heurta violemment et le projeta à terre. Il lâcha ses armes, incapable de se relever. Il sentit la dracoliche foncer sur lui, dans son dos, et sut qu’il était condamné.

Soudain, un demi-orque vacillant s’empara de lui et le jeta de côté. Il le plaqua à terre puis se coucha sur lui pour le protéger.

— Tu sens toujours mauvais, marmonna le nain d’une voix faible et tremblante.

Olgerkhan aurait pu prendre cela pour un remerciement si le demi-orque, à peine conscient, n’avait été submergé par les ondes de douleur que lui infligeait sa jambe cassée.

 

* * *

 

Entreri lutta comme un beau diable. Sa puissante épée était efficace. Les efforts joints de tous étaient leur unique chance, et il accomplissait sa part du combat.

Mais pas au mieux, car il ne voulait surtout pas attirer l’attention de la dracoliche.

Chaque fois que le monstre s’intéressait à quelque ennemi, il le réduisait en poussière.

Et la créature battait frénétiquement des ailes et de la queue, projetant des guerriers dans les airs, pour les écraser contre les murs de la salle.

Le métal déchirait la peau pourrissante du dragon avec un tintement obsédant. Une aile s’abattit sur Ellery, mais une douzaine de guerriers morts-vivants se jetèrent aussitôt dessus. De leurs bras squelettiques, ils la griffèrent, la grattèrent, tirèrent sur les os. La dracoliche hurla enfin de douleur, semblait-il, et s’agita en tous sens.

Les squelettes ne lâchèrent pas prise.

Puis la bête coupa Ellery en deux d’un coup de mâchoire et lança le cadavre brisé à travers la pièce.

Déterminés, les guerriers s’approchèrent et frappèrent encore, mais Entreri nota que le bruit du métal sur les os était moindre.

Un jet de bave fit fondre un nouveau groupe de guerriers. De ses pattes, le monstre déchiqueta un soldat mort-vivant et jeta ses os sur un autre. Il en écrasa deux de plus d’un violent coup de tête.

Entreri perdit tout espoir. Malgré ces alliés inattendus, ils ne pouvaient vaincre cette bête puissante. Il se tourna vers Jarlaxle et, pour la première fois depuis longtemps, le drow soutint son regard. Jarlaxle haussa les épaules, comme pour s’excuser, puis il tira sur le bord de son grand chapeau. Son corps s’assombrit et sa silhouette se troubla.

L’elfe noir semblait bidimensionnel et non plus tridimensionnel, l’ombre d’une créature vivante. Il recula vers la paroi, ne formant plus qu’une ligne sombre, et se glissa dans une fente du mur.

Entreri maugréa.

Il devait s’en aller, mais comment ? La rampe ne lui servirait à rien, car un tronçon important avait brûlé.

Alors il se mit à courir, aussi vite que le lui permettait sa cheville blessée. Il trébucha, fuyant la dracoliche qui continuait à massacrer l’armée de squelettes. En regardant par-dessus son épaule, il vit l’énorme queue de la créature balayer les dernières résistances. Son cœur se serra dès que les redoutables points rouges qui lui servaient d’yeux se posèrent sur lui.

Le monstre se lança à sa poursuite.

Entreri scruta le mur opposé. Il comportait des brèches, mais elles étaient larges, trop larges.

Il n’avait pas le choix, toutefois, et se dirigea vers la plus étroite, un trou circulaire de presque trois mètres de haut. En atteignant l’entrée, il sauta sur une pierre, sur le côté, grimaçant de douleur. Puis il bondit plus haut, saisissant la roche à deux mains. Il avança les bras rapidement et attrapa une cordelette, puis il lâcha prise et courut dans le tunnel.

Mais ce n’était pas un tunnel. C’était une sorte de galerie étroite.

Il n’avait nulle part où aller. La tête de la dracoliche n’aurait aucun mal à entrer derrière lui.

Il se retourna et se plaqua autant que possible contre la paroi du court boyau. Il sortit ses armes, tout en sachant qu’il n’avait aucune chance, tandis que la créature avançait.

— Allez, viens ! lança-t-il d’une voix méprisante, toute peur envolée.

Si le moment était venu pour lui de mourir, qu’il en soit ainsi.

La bête chargea tête baissée. Son long cou de serpent craqua lorsqu’elle insinua dans l’excavation ses mâchoires terrifiantes en direction d’Entreri, désespéré.

L’assassin ne frappa pas, il plongea, s’enroula et poussa un cri puissant.

En entrant, le crâne de la dracoliche heurta la statuette en argent, aux yeux rouges, qu’Entreri venait de placer là. Le piège diabolique s’embrasa, projetant un éclat de feu qui aurait dû arrêter le grand dragon rouge.

Les flammes surgirent de l’entrée du tunnel avec une puissance extraordinaire, brûlant des os, crépitant sur la pierre. La tête du monstre ne tentait plus de mordre Entreri ; l’assassin ne sentait plus que la chaleur brûlante. Il demeura recroquevillé, les yeux fermés, criant de terreur et de douleur, couvrant le grondement du feu et de la dracoliche. Il sentit que sa cape s’embrasait, de même que ses cheveux.

 

* * *

 

Les défenseurs de Palischuk luttèrent bravement, car ils n’avaient guère le choix. De la pénombre affluaient les gargouilles, de plus en plus nombreuses, vague ultime d’une bataille qui semblait sans fin. Après l’assaut initial, les habitants de la ville s’étaient organisés en petits groupes de défense, formant des cercles serrés autour de ceux qui ne pouvaient se battre. Seuls quelques-uns d’entre eux avaient succombé à l’assaut des volatiles, alors que de nombreuses créatures gisaient dans les rues, mortes.

Dans une petite pièce, une guerrière solitaire avait moins de chances et peu de possibilités. Comme certains des autres habitants qui étaient tombés cette nuit-là, Calihye se trouvait coupée des formations défensives. Elle luttait seule, tandis que Davis Eng criait désespérément derrière elle. Trois gargouilles étaient mortes, dont deux avaient été tuées dans les premiers instants de ce combat interminable. Au bout d’un long moment, la troisième avait surgi pour s’en prendre à elle. Le monstre venait juste de s’écrouler. Ses appels avaient été entendus, car deux de ses congénères étaient arrivés. Calihye savait que d’autres encore se tenaient dehors, prêts à se battre.

Elle se pencha et frappa devant elle. Elle crut qu’elle pouvait l’emporter, contre ces deux-là, mais elle sut qu’elle ne tiendrait plus très longtemps.

Elle jeta un coup d’œil en direction de Davis Eng, qui gisait à terre, visiblement terrorisé.

Calihye grommela et reporta son attention sur la bataille. Elle ne pouvait le laisser, pas comme ça, dans un tel état d’impuissance.

Alors elle frappa de plus belle. Une gargouille fut projetée à terre. Une autre se présenta, puis une autre encore. Calihye s’agita furieusement, espérant au moins repousser ses ennemis.

Elle avait perdu tout espoir de gagner, mais elle poursuivit ses assauts en dépit de tout, prête à lutter jusqu’à son dernier souffle.

Les créatures se mirent à crier si fort que Calihye en eut mal aux oreilles. Derrière elle, Davis Eng poussa un hurlement.

Mais, soudain, les gargouilles disparurent. Elles ne s’étaient pas envolées. Elles s’étaient tout bonnement volatilisées.

Les cadavres des monstres vaincus n’étaient plus là non plus. Abasourdie, Calihye se tourna vers Davis Eng.

— J’ai perdu la tête ou quoi ? demanda-t-elle.

Il ne sut que répondre. De toute évidence, il était aussi étonné quelle.

Dans la rue, des acclamations résonnèrent. Calihye alla regarder par la vitre brisée.

Sans raison apparente, tout combat avait cessé à Palischuk.

 

* * *

 

Dans une fente du mur, à l’autre extrémité de la pièce, Jarlaxle avait vu l’incendie. Une colonne de feu était tombée d’en haut, enveloppant la tête et le cou de la dracoliche. Son grand corps, dont une aile était arrachée, se mit à frémir, à trembler.

Quel stratagème Entreri avait-il donc manigancé ?

Le drow ne tarda pas à comprendre : la statuette qu’il avait clouée au-dessus de la porte de leur appartement, à Héliogabale, le cadeau des sœurs dragonnes.

Il est décidément habile, songea Jarlaxle, qui se dit également que son ami était sûrement mort.

Les flammes reculèrent et la dracoliche ressortit de son trou. Des traînées de fumée s’élevaient de sa tête qui se balançait. Quand la bête se tourna en vacillant, Jarlaxle constata que la moitié de son crâne avait fondu. La créature voulut crier.

Elle fit un pas en arrière, puis chancela et tomba, immobile.

Jarlaxle sortit de son tunnel et se rematérialisa dans la salle, soudain plongée dans un silence inquiétant.

— Descends de là, gros crétin ! s’époumona Athrogate, rompant le silence.

En se retournant, le drow vit le nain faire rouler Olgerkhan sur le sol. Puis il se releva d’un bond et se mit à cracher en jurant. Il regarda autour de lui, cherchant à tout examiner, et demeura ainsi figé un bon moment, les mains sur les hanches, les yeux rivés sur le cadavre du dragon.

— On a gagné, j’ai l’impression, dit-il à Jarlaxle.

Le drow l’entendit à peine. Il traversa vivement la pièce, redoutant ce qu’il allait découvrir.

En voyant Artémis Entreri passer sous l’arcade, enveloppé de nuées de fumée, il fut soulagé. Dans une main, il tenait les vestiges consumés de sa cape. D’un air dégoûté, il la jeta.

— Avec toi, il y a toujours des dragons, maugréa-t-il.

— Ce sont eux qui détiennent les plus beaux trésors.

Entreri balaya du regard la pièce encombrée d’ossements.

Le drow éclata de rire.

La promesse du Roi-Sorcier
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